Quasimodo
(et Cielo d’Alcamo),
hypothèse andalouse
Jean-Charles Vegliante

Nello specchio della luna
si pettinano fanciulle col petto d’arance.

Le morte chitarre (FVV)

Plutôt qu’une hypothèse, à vrai dire, j’aimerais avancer ici une modeste proposition de travail, en direction de qui sera sans aucun doute mieux armé que moi pour en développer des aspects pouvant mener, peut-être, à l’embryon d’une véritable thèse. D’emblée, devant certains vers comme ceux cités en exergue, mon idée première serait celle d’une influence peu ou non consciente d’éléments langagiers, essentiellement de nature symbolique et musicale (sons, rythmes), tels qu’une intertextualité généralisée – ou architexture selon Genette – aurait été susceptible d’en véhiculer à travers les âges, les idiomes en contact, les genres. Les circulations de mots ou «refontes» de textes, dont j’ai déjà essayé de donner quelques illustrations1 à travers les œuvres de Quasimodo ou Ungaretti, pourraient étayer ce type de transmission, là où elle reste visible dans l’écrit, sans épuiser en profondeur ses potentialités multiples; l’effet-traduction, cas un peu particulier ne touchant que certains textes précis, en serait une autre manifestation (je n’y reviens pas ici). La question des influences est bien entendu beaucoup plus vaste. Si cela ne devait pas sembler ridicule, je dirais qu’il y aurait là matière à unifier un assez grand nombre de phénomènes auxquels s’intéresse depuis toujours la Littérature comparée; mais de façon timide et réticente, faute de «preuves» tangibles, écrites, telles que les entend une pensée néo-positiviste à nouveau omniprésente. Or, contrairement à la traditionnelle recherche des hypo-textes et des «sources», la présomption d’influence diffuse ne saurait se contenter des preuves philologiques (internes ou externes) souvent insuffisantes – on l’a vu même au sein de l’œuvre d’un auteur singulier – et doit élargir son enquête vers les marges du langage, à savoir les dispositions, connotations et valeurs ou valences sémantiques, les retours rythmiques, les penchants mélodiques, l’énergie expressive de syntagmes privilégiés, les habitudes thématiques ou rhématiques du discours, etc. Dans notre épigraphe, par exemple, une rapide recherche dans l’hypertexte électronique disponible confirme qu’un certain nombre de lecteurs ont senti ces deux vers (isolés dans le poème, au point que certains les nomment «distique») comme étant d’inspiration espagnole, voire «andalouse et mozarabe» (et, on le sait, son beau-frère Elio Vittorini disait de Quasimodo, alias Quasimódo par l’origine espagnole de son père, qu’il était bien un «oriundo spagnolo» et sicilien «per il sangue»): ce qui irait tout-à-fait dans le sens de la proposition de recherche esquissée ci-dessus. L’empreinte du sud méditerranéen sur sa poésie n’est du reste guère contestable (voir n. 27 ci-après). Pour qui travaille aussi sur la littérature en dialecte, la culture orale non médiatisée – ou les restes de ses racines «mortificate dalla cultura repressiva delle lettere»2 quand il y en a –, la culture populaire (et non “pour le peuple”) se transmet en général justement par ces marges; le problème est que ce type d’écho lointain est facilement occulté par l’horizon des milieux où devrait se jouer son écoute et sa réception. L’Histoire ou histoire orale même, telle que nous l’a enseignée Philippe Joutard avec sa singulière «mémoire oublieuse»3 à partir de transmissions familiales non écrites, ne se concevrait guère autrement. Mais voyons, en poésie, de plus près.

Les vers en question, comme souvent chez Quasimodo, ne relèvent pas ou peu (et difficilement, au prix de figures métriques «quasi impossibili»4 selon Mario Martelli) d’une forme métrico-rythmique claire, identifiable en italien de la saison “classique-moderne” qui fut la sienne (premier tiers du XXe siècle). Ainsi, pour donner un exemple absent de l’étude sur Quasimodo citée (n. 1), «sulle rive joniche (splendeva un’ape)» (Il tuo piede silenzioso, v. 7, Giorno dopo giorno – GdG) ne pourrait venir s’insérer dans le schéma grossièrement hendécasyllabique de la composition qu’au prix de la contorsion sinalefe + synérèse *“ve-jo” assez improbable; d’où la solution, à moins de supposer une “erreur” de scansion du poète, d’un vers double [sulle rive joniche / (splendeva un’ape)], senario + quinario, voire doppio senario en supposant une fort acceptable dialefe entre va et un.5 Le recours au vers double, nous le verrons, est dans cette poésie hautement appréciable, et ce, de plusieurs points de vue. Et les vers doubles, comme chacun sait, sont plutôt rares en italien, sauf par imitation de scansions étrangères: nous voilà déjà en fait dans le vif du sujet… Relisons donc:

Nello specchio della luna (ottonario)
si pettinano fanciulle col petto d’arance (?)

deux vers isolés, nous l’avons dit, selon deux processus différents. Le premier est en réalité décalé (dit verso scalare) par rapport au syntagme «di fuoco» qui précède (rejet du v. 7), formant avec lui un parfait endecasillabo (accents 2 6 10); le vers 9 en revanche est suivi d’un espace blanc (il marque la fin de la première strophe ou “laisse” du poème, qui en compte deux) et pourrait être lu comme un ottonario, parallèle du vers décalé précédent, plus un senario (apparenté aux fréquents doppi senari de l’œuvre).6 Ces deux segments du vers – ou hémistiches inégaux, si l’on préfère –, notons-le, sont de toute manière pairs, ce qui est également une caractéristique trop peu notée de la poésie de Quasimodo.7

Par ailleurs, ces vers composés (8 + 6 ici), voire doubles – symétriques ou non – renforcent souvent leur équilibre “pair” à l’aide d’échos sonores et, plus largement, d’une mélodie phonique que nous dirions répétitive, parfois obsédante. Notons dans ces quelques exemples (vus jusqu’ici):

si pettinano fanciulle = col petto d’arance

mais aussi, moins strictement parlant,

Nello specchio della luna
(où pe annonce le v. 9 qui suit avec son écho)
i cavalli cupi = i lampi di zolfo

non sans équivalences syntagmatiques (deux noms avec extension dans le dernier exemple ; deux phrases différentes, de part et d’autre de la césure, au vers cité en note 5…), et aussi rythmiques (si pètt– , et col pètt– , marquent l’un et l’autre la deuxième position de leur segment, ou hémistiche respectif). Quelques autres occurrences de vers doubles symétriques, dans l’ordre des recueils et presque sans commentaire:

di gelidi lauri nudi iddii pagani
(Ariete, AT)

le foglie e le ghiande si quietano dentro
e ognuna ha i suoi cerchi […] (etc.)
(Acquamorta)

ch’è buona se pure vi rombano abissi
(Spazio)

i piedi hanno scalzi non vanno lontano
(I morti)

e della pietà mutevole del canto
(Alla mia terra, OS)

parola tu pure mi sei e tristezza
(Parola)

che amore chiamava, sua verde salute
(In luce di cieli, EA)

Hai udito il grido del gallo nell’aria
(Dalla rocca…, GdG)

tu malinconia che prepari il giorno
(Tempio di Zeus…, FVV)

Da tempo ti devo parole d’amore
(La terra impareggiabile, TI)

Sotto la violenza. Sei la Russia umana
(Varvàra Al., DA)

Di tutte le mani che alzarono muri
(Nell’isola)

tranquillo, per terra. Forse muoio per sempre
(Ho fiori e di notte…)

ainsi bien sûr que le vers devenu emblématique de la première saison de “mise en ordre” du corpus de sa poésie, Ed è subito sera (1942): «Ognuno sta solo sul cuor della terra». Quelquefois, ces doppi senari sont d’autant plus remarquables qu’ils se trouvent placés dans des suites de vers hendécasyllabiques traditionnels, dont ils rompent ainsi la prétendue forte inertie:

Eco d’una voce chiusa nella mente
(S’ode ancora il mare, GdG, seul vers double parmi dix endecasillabi)

Entrata nel giorno che finiva in noi
(In una città lontana, FVV, idem dans une longue suite de vers de 11 et de 7 “classiques”)

Au passage, remarquons que cette sorte d’oscillation entre le vers impair italien traditionnel et le doppio senario peut faire penser aux choix de nombreuses traductions de Dante (La Comédie) en français ou en espagnol (avec là des décasyllabes accentués 5-10, ici des coblas de arte mayor). Je n’y insiste pas, sinon pour dire que la diffusion de cadences régulières, en particulier rendues plus mémorables et “faciles” par la répétitivité de leurs deux hémistiches, va bien au delà des sources vérifiables, documentées, et qu’à trop vouloir forcer les choses, on ne voit pas pourquoi telle tradition devrait à tout prix en écarter d’autres, contemporaines et adjacentes (je pense bien entendu aux poèmes arabo-andalous qui coexistaient avec les textes latins et vulgaires romans en circulation durant tout le premier Moyen Âge). Et, à plus forte raison, dans le cas assez courant alors de textes plurilingues (nous les retrouverons).

Moins fréquents, les doppi settenari ont pu faire penser parfois, dans des contextes différents, à une influence française. Ces vers, sous certaines conditions, correspondent en effet au vers solennel du français, et se nomment du reste alors alessandrini. En voici un clair exemple:

La radice resiste ai denti della talpa
(Sulle rive del Lambro, NP)

où la sinalefe en césure permet d’avoir l’accent de vers à la 12ème position, celle de l’alexandrin8 sans aucun doute, contrairement à une majorité de ces mêmes vers doubles, qui arrivent à 14 positions (accent de vers sur la 13ème):

del sereno e del vento del mare e della nube
(Mai ti vinse notte così chiara, ex-“Sapore del pane”, AT)

Dimenticate, o figli, le nuvole di sangue
(Uomo del mio tempo, GdG)

Su la sabbia di Gela colore della paglia
[…]
a nuova primavera. Spera: che io domani
(A un poeta nemico, FVV).

Et, particulièrement intéressant, ce vers que la fin pro-paroxytone de son premier membre fait arriver même à 15 positions:

Le catene di poveri già morti da gran tempo
(Il mio paese…, VNS)

– nous sommes loin cette fois,9 me semble-t-il, de quelque possible influence française (par ailleurs certainement opérante en Sicile et dans tout l’ancien Royaume de Naples). Le jeu entêtant sur les échos sonores, en deçà de toute prétendue “harmonie imitative”, ne semble pas non plus a priori de type latin.

Ce schéma, que nous pourrions représenter de la façon suivante:

– – + / – – + ( – – ) | – + / – + / – + ( – )
614 (15)

en deux membres, settenari accentués 36 et 26, fait écho, dans la mémoire au moins auditive de la poésie italienne, à l’étonnante construction du fameux texte de Cielo d’Alcamo, le très célèbre “Contraste” Rosa fresca aulentissima…, dont voici l’incipit:

Rosa fresca aulentis‹s›ima ch’apari inver’ la state,
le donne ti disiano, pulzell’e maritate
tragemi d’este focora […]
614

et dont la construction même soulève de très épineux problèmes (strophes: trois vers de ce type, monorimes, suivis d’un distique d’endecasillabi: xA xA xA, BB; où x évidemment n’est pas une rime, mais ne sert qu’à signaler la finale pro-paroxytonique).10 Je ne m’y attarde pas, sinon pour dire que l’hypothèse d’un jeu littéraire savant, dont Cielo d’Alcamo d’ailleurs était peut-être capable, à partir du tétramètre iambique latin, n’est pas très convaincante au regard du succès et de la diffusion populaire de ce Contraste dans tout le sud de l’Italie (avec des imitations, par exemple de type ciciliana, voir n. 10), et puis jusqu’en Toscane.11 Les jongleurs chrétiens, juifs, musulmans ou mécréants qui amusaient la compagnie (souvent modeste) à défaut de cours fastueuses, avaient certes la tête farcie de rimes et de rythmes “populaires” (avec toutes les réserves d’usage qu’on voudra sur l’entité de cette caractérisation), certainement pas de ces savantes adaptations de la littérature latine antique ; sauf éventuellement quand elles étaient déjà passées par la simplification des proses et hymnes religieuses, véritables traductions (translationes) par le biais desquelles s’est sans doute filtrée et ancrée la transformation en cours, du latin parlé aux langues romanes vulgaires. Encore ces adaptations se sont-elles faites, on le sait, par toutes les gradations de l’anisosyllabisme dont nous ne voyons pas l’ombre ici.12 En revanche, les suites de trois vers aussi nettement scandés pourraient faire penser à des réalisations dansées, voire à la célèbre forme zajalesque donnée parfois comme origine de la ballata-lauda ancienne (Roncaglia),13 mais avec des mesures toujours brèves. En dépit de cet important motif de restriction, ma proposition (provisoire) serait donc plutôt celle d’une diffusion par le bas, à savoir : de parier sur une persistance de schèmes rythmiques – primordiaux pour une diffusion orale –, parallèlement d’abord aux contenus thématiques (amour et plaisirs des jeux, des fleurs, des nourritures terrestres, mais aussi nostalgie de la terre perdue, de l’amant[e] quitté[e], exil, dialogue en contraste, etc.), puis même indépendamment d’eux après l’oubli des dernières compétences langagières arabes en Sicile, et dans le sud de l’Italie jusqu’à Lucera (alias Lugarah).14 Persistance d’un niveau sonore reconnaissable, supra-segmental, peut-être avec musique (d’où l’importance des échos et redoublements remarqués plus haut), longtemps après la perte de la substance des contenus mêmes.

L’influence de la poésie arabo-andalouse sur les troubadours occitans et italiens, à la fois dans les formes (le rajaz classique essentiellement) et par la philosophie du rapport à l’être aimé (voire à la divinité, à travers lui) n’est guère contestée,15 même si elle est loin d’être aussi directe et linéaire qu’ont pu le croire et l’affirmer ses premiers défenseurs. Je ne propose que de l’étendre aux poètes susceptibles d’en avoir perçu et retransmis une sorte de suggestion diffuse, surtout par les cadences, mélodies et inflexions liées à l’exécution parlée/chantée, dans certaines régions où celles-ci faisaient et font encore partie du patrimoine commun partagé. Les éventuelles convergences entre poètes anciens et dolce stil nuovo (y compris dans la Vita nova de Dante),16 pour ne pas parler de La Comédie et du Mi‘râj (diffusé par les innombrables copies du Livre de l’échelle de Mahomet en circulation, comme L’eschiele Mahumet), sont une tout autre question, dans laquelle je ne voudrais pas m’aventurer.

Les emprunts des termes arabes dans les langues romanes sont trop connus – y compris pour les toponymes (Alcamo, Marsala…) – pour que l’on s’y attarde ici. Un seul exemple, rappelant comment se faisait le transfert, avec passage d’une distinctivité quantitative à l’accent tonique sur une seule syllabe privilégiée. La “chimie”, dans toutes les langues d’Europe d’ailleurs, vient de l’art alchimique arabe, florissant en particulier dans les cours siciliennes normandes et souabes, al-kîmiyâ: ايميکلا [caractères épelés, à l’intention des non spécialistes de mon genre], ou خيمياء; l’espagnol alquimia, tout comme l’italien alchimia, accentuent le premier yâ [î] (en it. contemporain parfois le second). Le profil accentuel de ce mot est exactement le même que celui du segment – lentissima dans le premier vers du Contraste cité ci-dessus, à savoir – + – – (du point de vue rythmique, en fin de vers ou de membre de vers, un “iambe” à finale descendante).17 La consonne vocalisée suivie d’une muette devient marquée (accentuée). Du reste, le passage de la quantité à l’accent n’est pas très différent entre le latin, le bas-latin et les langues romanes.

Dans le langage réglé de la poésie, le principe général est également celui-là: toute syllabe longue est accentuable (les spécialistes, dont je ne suis absolument pas, nomment ce processus de conversion accentuelle, si l’on peut ainsi parler, ’arûḍ muḥawwaar).18 Dans le passage de la strophe classique (populaire) du rajaz à des suites de vers rimés, on pourra trouver ainsi des vers doubles (rajaz dimètres) tels que

Ví-o puér-tas a-br-tas // e ú-ços sin ca-ñá-dos
(1er Cantar de mío Cid)

que F. Corriente analyse comme vers de rajaz dimètre à base – + – – (pied nommé dans le système arabe traditionnel Mustaf ‘ilun, à savoir longue, longue, brève+longue, en l’occurrence portant ici l’accent “roman” sur la deuxième syllabe longue –taf-).19 En effet, ce pied qui sert de pilier dans le vers traditionnel se présente, à une lecture (encore une fois) de non spécialiste, comme suit : quatre positions, dont seule l’avant-dernière n’est pas susceptible de porter l’accent. Son nom est donc (mnémoniquement) Mustaf ‘ilun ن ل ع ف ت س م [caractères épelés], ou مستفعلن, soit V^ V^ V V^ de gauche à droite (où V signifie son vocalisé, et ^ absence de voyelle); une consonne vocalisée suivie d’une muette équivaut à une syllabe (ou mieux, à une more) longue, une vocalisée seule à une brève; dans le passage aux systèmes romans, lors de la diffusion orale des anciens poèmes arabo-andalous, toute more vocalisée longue, on l’a dit, est susceptible d’être accentuée; le schéma le plus fréquent serait donc ici, en transposant les longues en “marqué” et les brèves en “non marqué” (comme on le fait très généralement dans le transcription du latin en italien):

+ + – +
(réalisé, dans le vers cité, en – + – – , l’entrée et la sortie pouvant être indifférentes)20

Notons en passant que chaque pied comporte au maximum 3 positions, et qu’il n’y a donc jamais – contrairement au latin (tribraque par ex.) – plus de deux brèves de suite: cela aussi était directement transposable dans nos langues romanes (pieds de 2 ou 3 positions, une seule “marquée” par pied, évidemment pas de syllabe orpheline).

Si nous revenons alors à l’incipit célèbre

Rosa fresca aulentis‹s›ima ch’apari inver’ la state

nous pourrons en “traduire” la cadence de la façon suivante

+ – + – – + – – | – + – (+) – + –

à savoir, suivant les équivalences possibles vues précédemment, dans l’habitude mnémotechnique arabe:

Fâ‘ilâtun, Mustaf ‘ilun / Mustaf ‘ilun, Fa‘ûlun

– et ainsi de suite:

le donne ti disiano, pulzell’e maritate
– + – + – + – – | – + – (-) – + –
Tràgemi d’este focora, se t’este a botontate
+ – – + – + – – | – + – – – + –

avec une grande régularité dans les seconds membres (les premiers, on l’a dit, étant systématiquement clos par une mesure descendante pro-paroxytone, dont on verrait mal l’origine française). D’où plus loin « follia lo ti fa fare », etc… Des variantes restent possibles, astucieusement utilisées d’ailleurs par Cielo dans le but évident de théâtralisation du texte, tout entier dialogué et “joué” entre le jongleur et une dame. Ainsi, au vers 8, l’emphase de la réponse de la dame: «l’abere d’esto secolo tut‹t›o quanto asembrare» porte un accent d’attaque tùtto quànto qui oblige à substituer au pied Mustaf‘ilun un second Fâ‘ilâtun. Substitution possible, d’après les spécialistes consultés. La variation dans la régularité ne caractérise-t-elle pas le poétique universel? En tout cas, même le vers 126, dit ironiquement «latinisant» par D’Ovidio,21

Ségnomi in Patre e ’n filïo ed i‹n› santo Mat‹t›eo

peut parfaitement se lire comme Fâ‘ilâtun Mustaf‘ilun / Fâ‘ilâtun Fa‘ûlun avec deux réalisations de Fâ‘ilâtun acceptables ( + – – + ; (+) – + – ), le dernier pied – en issue du second shaṭr – étant toujours logiquement Fa‘ûlun.22

Bien entendu, il faudrait quelques autres arguments, de type externe à la fois historiques et philologiques, pour affirmer une continuité réellement ou partiellement génétique à partir de formes arabo-andalouses ; pour le moment, qu’il nous suffise de répéter qu’une telle filiation ne serait pas, en tout cas, plus invraisemblable que celle d’une origine latine savante ; quant au vers alexandrin du nord, il me semble, je l’ai dit, un géniteur plus qu’improbable. Dans la poésie de type muwassaḥ موشح (née en Espagne), nous savons que coexistaient souvent plusieurs langues ou registres de langues, ainsi que des compositions bi- ou trilingues. Tout cela, au niveau de la simple hypothèse où se place cette proposition, est pour nous amplement suffisant à nous convaincre. D’autant plus que les déplacements de jongleurs et autres diseurs de choses littéraires d’Espagne en Provence et de là en Italie étaient courants, propres à renouveler la conscience rythmique et mélodique de séquences entendues autrefois, à travers diverses manifestations d’arabophones locaux (note 14 ci-dessus) ou prisonniers, et leur mémoire plus ou moins lointaine, «avec ou sans compréhension de la langue» (Roncaglia). Une circulation diffuse, parmi (aussi) les «donne di ghetto, giullari di taverna» (Anche mi fugge…, AT, v. 2), entre les pays romans, de personnes et de textes déclamés, joués, chantés, dansés peut-être, sur des cadences et des mélodies évidemment de diverses origines, y compris arabo-andalouses pouvons-nous bien supposer. Le port de Gênes et la Ligurie, vraisemblablement, ont pu servir de zone interface privilégiée pour ces passages, mal documentés car dépourvus de commanditaires à même d’en assurer la pérennité. Quant à la Sicile, elle était qualifiée d’anneau de liaison entre Orient et Occident (ou hamzatu’l-waṣl همزة الوصل) par maint voyageur arabe. Le jongleur de notre Contraste, à la treizième strophe, évoque d’ailleurs ses propres périples, réels ou exagérés pour impressionner la dame: «Calabre, Toscane et Lombardie / Pouilles, Constantinople, Gênes, Pise et Syrie, / Allemagne et Babylone et toute la Berbérie». On ne saurait mieux dire; sauf que l’Espagne, dont la monnaie prestigieuse est citée par la dame dès la sixième strophe (les besants d’or pur massamutins, à savoir almohades) brille justement par son absence (de là à supposer un jongleur discrètement mozarabe, il n’y a qu’un pas, que nous nous garderons de franchir).

Revenons alors pour finir à notre poète sicilien – ou “siculo-hispanique” au moins symboliquement – contemporain. Son attachement à la poésie antique, grecque et latine, est connu; ses traductions de l’espagnol (entre autres, de Pablo Neruda)23 également; ainsi que la fierté manifestée pour ses origines ibériques, par son père (on l’a dit), grecques par sa mère. Presque l’ébauche d’un roman familial. Les «donne di ghetto» déjà citées semblent suggérer une vague acceptation de cette influence. Un fragment comme «Io non ho che te, / cuore della mia razza», récupéré en épigraphe de Isola (OS) – «Di te amore m’attrista, / mia terra…» – me semble caractéristique de son passé lointain, fantasmatique. Mais il paraît plus important d’essayer de comprendre à quoi il rattache exactement l’origine de sa propre poésie, lorsqu’il se compare à ce qui l’avait précédé, et spécialement au magistère de D’Annunzio, si présent dans la poésie italienne du début du XXe siècle. Dans D’Annunzio e noi, article de 1939 repris dans Il poeta e il politico e altri saggi,24 tout en se démarquant d’une présence encombrante (l’éloquence dannunzienne, qui ne lui était pas tout-à-fait étrangère), Quasimodo revendique une précoce défiance à l’égard d’une «poetica della parola intesa in senso qualitativo, cioè lessicale» – il faut comprendre sans doute prosaïque –, pour lui opposer la quantité d’une «parola assoluta».25 Le nombre, dans cet avatar de métrique quantitative, serait mesuré en fonction du «tempo che impiega la voce a pronunciare una struttura organica di consonanti e di vocali» et donc mènerait à «un superamento della percezione sillabica» au profit d’un «modulo di quantità» (ibidem). Au delà de la quête générique d’une «voce poetica», et du mot absolu cher aux hermétiques italiens, à la suite d’Ungaretti, on ne peut qu’être frappé de l’analogie – rien d’autre qu’une analogie, certes – entre ces formulations et la réalité de la mesure quantitative arabe, en consonnes vocalisées ou muettes telle que j’ai essayé de la présenter grossièrement plus haut. La durée de l’émission de voix pour “prononcer une suite structurée [organique] de consonnes et de voyelles” est, au travers d’une sensibilité purement poétique (et musicale), ce qui distingue, bien mieux que la “perception syllabique” des langues latines, en effet, les longues plus ou moins “lourdes” et les brèves (même vocalisées) des pieds arabes. Je ne me sers pas ici – dans le moment de passage à d’autres systèmes linguistiques, romans en l’occurrence – de la distinction entre sabab et watad qui fondait la métrique classique du vers (ou maison, bayt). Nous l’avons vu, cette “maison” comporte à tout le moins plusieurs hémistiches (shaṭr) et, pour ce qui nous concerne, deux membres équivalents: doubles senari ou doubles settenari en l’occurrence. Cette cadence, à la fin obsédante, est devenue me semble-t-il une véritable marque de sa poésie. Elle se perçoit à l’occasion même dans la lecture en succession de deux vers, comme s’il s’agissait d’une poursuite de vers composés de type “scalari”. Ainsi

[…] pagani;
Ed ecco salgono dal fonndo fra le ghiaie
(Ariete, AT, v. 11-12)

soit

Mustaf‘ilun, Mustaf‘ilun / Mustaf‘ilun, Fa‘ûlun

Une dernière fois, il est fort possible que l’écho du vers pair français ait également influencé Quasimodo, comme par ailleurs nombre de ses critiques et de ses contemporains; cela ne suffit pas, à mon sens, pour invalider l’hypothèse de la mémoire d’une diffusion capillaire orale plus ancienne – à laquelle Cielo d’Alcamo et ses imitateurs populaires auraient servi d’anneau de transmission (hamzatu’l-waṣl) –, en particulier dans le sud de la péninsule et en Sicile, pour des raisons historiques évidentes. Dans la perspective large posée dès le début, en termes de circulations et de « refontes » diffuses, il n’est rien là d’exclusif ni de contradictoire. L’issue descendante du premier shaṭr («salgono» dans la citation d’Ariete), je l’ai dit, me paraît en tout cas également, sinon plus déterminante en ce sens. De même, diverses suggestions “orientalistes”, comme aurait pu dire Edward Saïd – par exemple autour de motifs fréquents dans les sorties (kharjât) romanes des poèmes arabo-andalous, évidemment nostalgiques de la poésie arabe classique du Moyen Orient, comme le sable, les gazelles, les arbustes, le vent du désert, la brise qui apporte des nouvelles de l’aimée,26 etc. –, peuvent être accueillies par nos poètes siciliens sans qu’il y ait là de preuve d’une transmission directe. Chez Ibn Ḥamdîs, l’exil et la douleur du soleil couchant (comme, ici, dans le célèbre Ed è subito sera)27 sont aussi des motifs constants. Citons encore, du jeune Quasimodo d’Acque e terre, 1930: «mi giunge il vento se in te mi spazio, / con esso il mare odore della terra / […] / Monti secchi, pianure d’erba prima…» (Terra); ou ce tercet en sortie de I morti, si surprenant que la critique a pu condamner son exotisme “byzantin ou arabe”:

Gazzelle alle fonti bevevano,
vento a frugare ginepri
e rami ad alzare le stelle?

– presque une adaptation, en effet, y compris par la brusquerie de son apparition (après deux strophes très pascoliennes dans l’expression et le contenu), et par la régularité d’assonances (sinon de rimes véritables, soulignées ci-dessus), dignes et mélodiquement à la hauteur formelle de quelque kharja de conclusion d’un zajal andalou.28 Encore une fois, le jeu musical des signifiants – pour une substance du contenu plutôt rebattue – n’est pas sans rappeler aussi ces formes poétiques issues du contact arabe/roman.29 L’on notera aussi, en passant, le goût virtuose de l’épanadiplose sonore entre les deux mots extrêmes, gazzelle :: stelle. Je ne m’y attarde pas outre.

Il serait difficile de conclure. La question, espérons-le, sera reprise et développée par qui connaît ces délicates matières mieux que moi. L’hypothèse du titre me semble à tout le moins digne d’être posée, et je voudrais finir par un essai de transposition en langue d’oil de la structure qui m’a paru la plus caractéristique de ces éventuelles influences diffuses, et que j’ai essayé de suivre chez un Sicilien contemporain mais en faisant un détour par l’énigmatique Contraste de Cielo d’Alcamo. De manière un peu expérimentale, la traduction proposée de ce dernier (note 10) faisait le pari d’une issue descendante, en français, du premier shaṭr des premiers vers incipitaires (tercets 1 et 2). Mais quelques termes du nord de la Loire, du moins jusqu’à une époque en gros contemporaine des modèles andalous évoqués, portaient encore l’accent pro-paroxyton (du dactyle latin) propre à nous servir pour un tel exercice imitatif; dans la Vie de Saint Alexis, best-seller du XIe siècle (texte procuré par G. Paris et L. Pannier),30 au moins angele, imagene, virgene… subsistaient comme tels. Ce qui relance, évidemment, le débat sur les intermédiaires peut-être français de cette diffusion capillaire d’influences arabes. Mais la complexité des hyper- ou archi-textes est en soi poreuse. Et la mise en pratique ne doit pas être évitée. Ainsi, je ne rougis pas de proposer le tercet qui suit, car ce qui peut subsister à travers les âges et les mutations linguistiques n’est autre qu’un rythme, superficiel pour certains et littéralement vital pour d’autres, dont je suis (ce sera mon mot de la fin):

La douce aimante, l’angele qui vient et te console
comme une bonne virgene veille sur les symboles
de nos chères imagenes par où nos peurs s’envolent.

Et c’est encore, pour qui s’intéresse à la traduction formelle, une version possible31 de l’incipit du Contraste Rosa fresca…, analysé, ou du moins abordé (selon le muḥawwar) plus haut. Sans craintes superflues faut-il espérer.

[l’auteur, seul responsable des bourdes éventuelles, remercie Federico Corriente (Zaragoza) et Jean-Patrick Guillaume (Sorbonne Nouvelle) pour leurs conseils et leurs encouragements]

Note

1 Voir C. Vegliante, Reprises, refontes, texte, dans «Chroniques italiennes web», 24, 2012/3 (mais aussi les épisodes précédents, si j’ose dire, dans: Id., web 6-2004 et 19-2011).

2 Intervention du poète Ernesto Calzavara au colloque de déc. 1983 à Noventa di Piave, transcrite dans Gli strumenti del poeta, notizie dal fondo Calzavara, a cura di A. Rinaldin, Roma-Padova, Antenore, 2006, p. 105.

3 Voir, entre autres références, P. Joutard, L’oral comme objet de recherche en histoire, in «Bulletin de liaison des adhérents de l’AFAS».

4 M. Martelli, Il problema metrico nella poesia di Salvatore Quasimodo, in Salvatore Quasimodo. La poesia nel mito e oltre, a cura di G. Finzi, Bari, Laterza, 1986, p. 98.

5 Le vers qui précède est d’ailleurs un indiscutable doppio senario: «capelli disciolti. Una era al tuo fianco», avec pause marquée (césure en l’occurrence).

6 Dans le même Le morte chitarre, v. 18: «i cavalli cupi i lampi di zolfo» (faux endecasillabo par la sinalefe possible sur la césure pi-i). Je signale en passant quelques vers doubles chez le premier Ungaretti, encore imprégné de son Égypte natale (un seul ex. suffira ici: «neanche le tombe resistono molto», Ricordo d’Affrica, in Ultime, de L’Allegria, 1914-15).

7 Les vers “dominants” en italien, on le sait, sont l’endecasillabo et le settenario, puis le novenario (en particulier après Carducci et Pascoli): tous asymétriques par définition. L’extrême variété des types de vers quasimodiens semble avoir découragé jusqu’ici leur étude systématique.

8 Un exemple juvénile, ensuite amendé: «in cui la vita stessa il vivere cercava» (Vita, devenu enfin In me smarrita ogni forma, AT). Même chose avec un vers tardif: «monotona dei morti. Il duce solitario» (Eleusi, TI).

9 Ce n’est pas le lieu pour développer davantage, mais les manuels de métrique italienne ne font pas toujours la différence entre vers double à la française («dividono le logge, e la malinconia», 19 gennaio 1944, GdG) et doppi settenari conservant l’autonomie de chaque membre, si bien que le vers entier peut compter 14, voire 15 positions. D’autre part, bien sûr, il y a des vers avec le même nombre de positions qui échappent totalement à cette étude (dodecasillabi: «Ambiguo riso tagliava la tua bocca», S’udivano stagioni aeree…, AT; ou tredecasillabi: «o la quiete geometrica dell’Orsa», Sul colle…, EA – ce dernier, trimètre iambique, cela dit, comme certains alexandrins à la Victor Hugo). En général, le dodecasillabo est assimilé par les métriciens au doppio senario, de type souvent manzonien, et le tredecasillabo à un endecasillabo augmenté (dilatato) ou à un vers post-hugolien de type “alexandrin libéré” (symboliste) ; voir par ex. cet incipit de F. Fortini, La poesia delle rose: «Rose, rose di polvere, quanta durezza» (Una volta per sempre).

10 Voir, avec un essai de traduction (y compris de la forme) et quelques brèves indications bibliographiques Cielo D’Alcamo (où je restais très prudent).

11 Cf. F. D’Ovidio, Il contrasto di Cielo Dalcamo, ensuite dans Versificazione italiana e arte poetica medievale, Milan, 1910 (et aussi, sur l’origine des vers italiens sous influence byzantine, Versificazione romanza, éd. coll. Naples, Guida, 1932); K.A. Trypànis, Greek Poetry, Londres, 1981, puis (tr.) La poesia bizantina, pref. F. Montanari, Milan, Guerrini, 1990 (l’ex. donné est intéressant: Quem flos exornat fulgidus | fructus fecundat gratus – catalectique).

12 Nombreux exemples dans l’anthologie de G. Contini, Poeti del Duecento, Milan-Naples, Ricciardi, 1960. À titre de simple comparaison, nous trouverions chez Montale, dans un poème célèbre (le premier des Ossi), justement anisosyllabique tournant autour de la mesure de 11, ce même double settenario: «sì qualche storta sillaba e secca come un ramo» (v. 10).

13 Voir surtout: Nella preistoria della lauda: ballata e strofa zagialesca, dans: vol. coll. Il Movimento dei Disciplinati nel settimo centenario dal suo inizio – Perugia, 1260. Convegno Internazionale 1960, Pérouse, Deputazione di Storia Patria per l’Umbria, 1962, p. 460-475. Le schéma du zajal est caractérisé par le retour d’une rime “refrain” après un tercet monorime (aaaR, bbbR…).

14 Les musulmans «saraceni» vivent là encore à la fin du XIIIe siècle, protégés/parqués par la dynastie souabe (ils seront massacrés par Charles II d’Anjou en 1300) ; mais auparavant, rappelons les persistances diffuses d’arabophonie au moins à Alcamo (lieu d’après lequel était nommé notre poète, al qama) et à Noto (cité d’Ibn Ḥamdîs, tombée seulement à la fin du XIe siècle) et dans sa campagne (la circonscription – Wâlî – ou Vallo di Noto, comprenant Modica où est né Quasimodo), à la cour de Roger II (le géographe al-Idrîsî al-Siqillî, “le Sicilien”, termine son grand Livre de Roger – Al-Kitâb al-Rujâri – en 1154), etc.

15 Qu’il suffise de renvoyer à quelques écrits classiques et facilement repérables: R.A. Nykl, Hispano-arabic Poetry and its Relations with the Old Provençal Troubadours, Baltimore, Furst C°, 1946, rééd. H.S.A. 1970 (long compte rendu de P. Rémy dans «Bulletin Hispanique», XLI, 4, oct.-déc. 1939, disponible sur le site Persée); A. Roncaglia, La lirica arabo-islamica, in XII Convegno Volta, Oriente ed Occidente nel Medio Evo, 1957 (transmission de la «materia sonora […] con o senza intelligenza delle parole», p. 343); L.J. Plenckers, Les rapports entre le muwassah algérien et le virelai du Moyen Âge, in The Challenge of the Middle East, Amsterdam 1982; et, sur la rime, synthèse de E. Brogniet, en ligne (Académie Royale de Belgique, 2011). Du point de vue métrique général, une présentation simple dans The Princeton Encyclopedia of Poetry and Poetics, IV ed., Princeton Univ. Press, 2012 (entrée Arabic Prosody, en particulier sur les formes du rajaz). Une bonne initiation aux possibles diffusions populaires du rajaz non seulement dans les formes espagnoles (muwassaḥ et zajal) mais en retour dans les pays arabophones jusqu’à nos jours (la Nouba Çan‘a d’Alger) sur le site Technique poesie.

16 Plus précisément, avec le livre L’interprète des désirs d’Ibn ’Arabî (Tardjumân al-ashwâq) et la conception de la dame aimée (Harmonie, Nizhâm), qui a été rapprochée de la Béatrice du jeune Dante (M. Asín Palacios, M. Corbin, plus récemment avec implication de Brunet Latin E. Cerulli).

17 Correspondant, effectivement, au dernier pied d’un vers iambique de type latin (ainsi, chez E. Montale, le v. 2 du célèbre mottetto La gondola che scivola…, qui se termine par … papaveri). Le rythme, on l’aura compris, semble plus déterminant que les schémas strophiques (voir tout de même, ailleurs qu’en Sicile, par ex. L. Avonto, Una forma strofica d’origine orientale nella poesia italiana del duecento: il caso di Jacopone da Todi, in «Esperienze Letterarie 2009», 3, pp. 5-24.

18 Cf. Federico Corriente, Poesía estrófica árabe y romance en Alandalús, Madrid, Gredos, 1997, p. 70-89 (et plus généralement, sur la perte de distinctivité de la longueur vocalique dans l’arabe d’al-Andalus, ses contributions à Poesía estrófica, Madrid, Univ. Complutense, 1991). Dans un article récent qu’il a bien voulu nous communiquer, Corriente explique comment «la conversión del ritmo cuantitativo en acentual, basándose en la general coincidencia del acento tónico en el dialecto and[aluz] con las sílabas largas del á[rabe] cl., [permitió] el éxito de la versificación árabe en Alandalús que todos reconocen él hizo posible, sin poder explicar exactamente cómo, porque la lengua árabe carecía de conciencia y vocablo para el concepto de “acento”» (Id., Arabismos en el Cantar de mío Cid: lexemas, remas y sistemas, communiqué en sept. 2013, p. 16).

19 Voir note précédente (cette forme semble la plus fréquente dans le Cantar de mío Cid). Pour être plus complet, le premier pied peut prendre la forme longue+brève, longue, longue (Fâ ‘ilâtun) et la fin de membre (ou shaṭr) s’abréger en brève+longue, longue (Fa ‘ûlun). Donc, pour le vers cité : + – + – – + – // – + – – – + – (Fâ ‘ilatun, Fa ‘ûlun ; Mustaf ‘ilun, Fa ‘ûlun).

20 À savoir, avec le maximum d’élasticité, . + – . (où le . indique une position indifférente); cela paraît possible déjà dans la métrique classique, où les variations sont ouvertes par la complexité du système (voir par ex. B. Paoli, sur la transmission de «la matière du ‘ilm al-‘arûḍ», IFPO 2007. On dira également que la fin de pied peut être courte ou “relâchée” (sans consonne muette par exemple, ce qui va permettre de faire correspondre cette terminaison aux finales oxytones des langues romanes). Là encore, les deux traditions se superposent, puisque le latin avait la catalepse.

21 Op. cit., «ché la donna, facendosi la croce, avesse a latineggiare» (Dieresi e sineresi, p. 24).

22 F. Corriente (que je remercie encore) signale qu’il pourrait aussi être allégé en Fâ‘ilun (avec finale oxytonique, voir note 20 supra), dans un rythme anapestique – – +; mais le cas ne se présente jamais chez Cielo d’Alcamo, où une régularité absolue est sans doute fonctionnelle à sa représentation publique. Autrement dit “populaire” (c’est un point sur lequel Dario Fo, dans ses célèbres interprétations, avait évidemment raison).

23 En passant, rappelons que quelques poètes modernes ont essayé de ressusciter en espagnol la forme du zajal andalou (R. Alberti).

24 Milan, Schwarz, 1960; je citerai d’après la réédition Mondadori, 1967 (pp. 177-180).

25 D’Annunzio e noi, cit., pp. 178 et 179.

26 Bientôt un tópos répandu en Occident, comme chacun sait (d’Arnaud Daniel à Pétrarque).

27 Voir, dans sa Siqilliyât, «resplendit de lumière qui perd sa vie». Plus généralement, cf. W. Granara, Remaking Muslim Sicily: Ibn Ḥamdîs and the Poetics of Exile, in «Edebiyât», 9, 1998, pp. 167-198. Je m’intéresse davantage ici à l’orientation rhématique qu’au détail d’un contenu; du point de vue thématique même, quelques formules de Quasimodo ont été rapprochées aussi de celles du poète berbère Si Mohand u-Mhand (XIXe siècle), peut-être par simple coïncidence.

28 Sur les formes du muwassaḥ andalou, dans lequel semble-t-il les kharjât en langue(s) romane(s) étaient d’ailleurs minoritaires, voir à présent l’excellente présentation de Laura Minervini, La poesia ispano-araba e la tradizione lirica romanza. Una questione aperta, dans La cultura arabo-islamica, vol. III de Lo spazio letterario del Medioevo, éd. B. Scarcia Amoretti, Rome, Salerno, 2003, p. 705-723. Une autre caractéristique de cette forme est la massive introduction de voix féminines (ibidem, p. 713), ce qui suffirait à inclure la médiation arabe dans la naissance de la nouvelle poétique dans les pays néo-latins (avec notre Contraste, citons par ex. celui de Rambaud de Vaqueiras «Domna, tant vos ai preiada…» en provençal – le jongleur –, et en génois – la dame).

29 Il ne s’agit que de capter l’attention du lecteur/auditeur, non de mimésis classique : procédé qui relèverait plutôt d’une fonction métalinguistique si l’on veut (et, de Dante «a seminar qua giù buone bobolce!» jusqu’à Fortini «Entra, notte, dài, / braci dure, unghie / o ovali lingue / alla mano, alle…», en passant par Pascoli, nous en aurions d’innombrables exemples, générés dans leur succession auto-germinative sans aucune finalité “imitative”). Comme en bonne sémantique, le plus important n’est pas l’objet mais le fait que cela “ait du sens” (Benveniste).

30 Reproduction disponible sur le site de Gallica (éd. EHE – A. Franck, 1972); voir par ex. p. 284,294, 412.

31 Au sens de forme de l’expression où je l’entends et le privilégie, par ex. dans Traduire la forme.